On dit que les yeux sont le miroir de l’âme. Une nouvelle technique innovante permet maintenant aux chercheurs de pousser plus loin ce concept poétique, et d’utiliser les yeux comme un « miroir du cerveau » pour mieux comprendre et mieux diagnostiquer les troubles cérébraux.
Le lien entre les yeux et le cerveau est direct. La vue sous-entend une quantité immense d’interactions bidirectionnelles entre les yeux et le cerveau. Ces liens peuvent être observés de plus près pour révéler des indices au sujet du fonctionnement interne du cerveau.
« Le circuit cérébral qui contrôle les mouvements des yeux couvre presque tout le cerveau. Donc, si vous souffrez de presque tout trouble cérébral, vous pourriez constater des changements de la façon dont les mouvements de vos yeux sont contrôlés, », explique le docteur Doug Munoz, directeur du Queen’s Centre for Neuroscience Studies et chercheur à l’Ontario Neurodegenerative Disease Research Initiative (ONDRI).
Mais l’étude du mouvement oculaire est établie depuis longtemps dans le domaine de la neurologie.
« Avant l’arrivée des scanneurs de toute sorte, les neurologues devaient déceler ce qui se passait dans le cerveau de leurs patients en observant leur comportement. Donc, si un neurologue comprenait bien la façon dont le cerveau contrôlait les mouvements de l’œil, il pouvait puiser à même ces connaissances pour formuler un diagnostic, » poursuit le docteur Munoz.
L’idée sous-jacente est que les changements du mouvement et de la structure de l’œil sont en fait une alerte précoce d’une dégénérescence neuronale dans le cerveau. La dégénérescence neuronale est un terme qui décrit une perte permanente de connectivité entre les cellules cérébrales (neurones) à cause de la mort des neurones ou du changement de la structure neuronale, causant une baisse progressive du fonctionnement normal du cerveau.
Dans le cadre de l’Ontario Neurodegenerative Disease Research Initiative de l’IOC, les évaluations oculaires se pencheront sur le mouvement et la structure de l’œil chez les patients atteints d’un trouble neurodégénératif comme la maladie d’Alzheimer, la maladie de Parkinson, la sclérose latérale amyotrophique (maladie de Lou Gehrig), la démence lobaire frontotemporale, et les troubles vasculaires cognitifs (AVC).
« Nous sommes à la recherche d’anormalités particulières du mouvement de l’œil à titre de biomarqueurs, ou d’indicateurs observables, de la dégénérescence neuronale. La prochaine étape consistera à voir si ces mouvements oculaires sont présents bien avant que le patient reçoive son diagnostic en clinique, » termine le docteur Munoz.
Observer l’œil
L’équipement semble simple : appuie-tête, caméra et ordinateur. Mais cet appareil à l’aspect tout simple, l’EyeLink 1000 Eye Tracker, peut mesurer au détail près le mouvement de l’œil.
Les chercheurs utilisent une tâche appelée « anti-saccade » pour évaluer les dommages ou dysfonctionnements au lobe frontal du cerveau. Le lobe frontal contrôle les « processus cognitifs supérieurs » ou « fonctions d’exécution », comme la personnalité, la planification, l’attention, la mémoire à court terme et la motivation. Les dommages ou la dégénérescence des lobes frontaux sont souvent des résultats d’un AVC, de la maladie d’Alzheimer et de la maladie de Parkinson.
Le mouvement oculaire saccadé survient lorsque l’œil passe rapidement d’une position à une autre, comme en passant d’un objet distant à un autre ou en observant le paysage passant sous les yeux dans une voiture en mouvement. Pour la tâche anti-saccade, on demande au sujet de fixer une cible particulière. Un stimulant est ensuite présenté, et on demande au sujet de regarder dans le sens opposé. Notre tendance naturelle est de poser le regard vers le stimulant, et le manquement de résister à ce réflexe est lié à une erreur du fonctionnement des lobes frontaux du cerveau – possiblement un signe précoce de dégénérescence neuronale.
« Nous adaptons ce dispositif pour cerner les signatures de ces mouvements oculaires qui révèlent peut-être différents types de dégénérescence neuronale, et ensuite pour voir si ces résultats peuvent être appliqués en arrière dans le temps et utilisés comme indicateurs, » explique William Schmidt de SR Research Limited, le fabricant d’Eye Link 1000.
L’objectif de ce projet est de voir si ce test peut être utilisé de façon non invasive pour prédire l’apparition des troubles de dégénérescence neuronale comme la maladie d’Alzheimer, le déficit cognitif d’origine vasculaire ou la maladie de Parkinson.
Voir l’œil
Une deuxième technique appelée la « tomographie par cohérence optique » emploie les ondes de lumière pour construire une image tridimensionnelle de l’œil à très haute résolution — avec beaucoup plus de détails que pourraient normalement réaliser d’autres techniques d’imagerie comme les IRM ou les ultrasons. À partir de cette image, les chercheurs peuvent mesurer différentes facettes de l’œil, dont la structure de ses vaisseaux sanguins et de ses fibres nerveuses. Les chercheurs examinent ensuite les changements au fil du temps chez un groupe de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de la maladie de Parkinson, et comparent les changements à ceux qui surviennent dans le cadre du vieillissement normal. Ici encore, le but est de cerner des marqueurs liés à la progression de la maladie afin de prédire la dégénérescence dès ses premières étapes.
Garder l’œil sur le cerveau
En les associant aux modes d’évaluation génétique, d’imagerie du cerveau et neuropsychologiques des patients impliqués dans le programme ONDRI, les évaluations oculaires fournissent des renseignements précieux au sujet des changements cérébraux pour favoriser des diagnostics précoces et la mise au point de meilleurs traitements pour les troubles neurodégénératifs.
Alors que l’imagerie et les tests psychologiques demandent temps et argent, l’évaluation oculaire est relativement rapide et abordable, et peut permettre un diagnostic plus précoce des affections neurodégénératives. Malheureusement, il n’existe aucun moyen de guérir ces affections. La meilleure approche est donc de créer des traitements qui ralentissent ou qui retardent la dégénérescence neuronale.
« Lorsqu’un patient se présente dans une clinique de mémoire avec un problème cognitif ou un diagnostic de démence ou de maladie neurodégénérative, il est déjà trop tard. Une grande partie du tort est déjà faite. Ces maladies ont de longs stades prodromiques (symptômes précoces, non diagnostiqués), et c’est à ce moment-là que la maladie est la plus soignable », affirme le docteur Barry Greenberg, directeur de la découverte et du développement de médicaments neurologiques de l’University Health Network et chercheur à l’ONDRI.
Bien qu’il existe peu de traitements pour ces troubles, il existe un vaste nombre d’interventions de style de vie qui ont fait leurs preuves pour retarder l’apparition des symptômes ou faciliter leur gestion. En amorçant ces interventions assez tôt pendant le processus de la maladie, nous bénéficions des meilleures chances d’améliorer la vie des personnes atteintes.
Et jusqu’à ce que nous réussissions à comprendre exactement ce qui se passe dans le cerveau, l’œil continuera de nous servir de fenêtre ouverte sur ce monde mystérieux.